lundi 14 mai 2007

Suite Française


Un roman inachevé sur l'exode, puis l'occupation, en 1940. Un témoignage écrit par Irène Némirovsky au moment même où ça se passait, sur les routes vers la zone libre, gardé et publié plus tard par ses filles.


"Ils regardaient les flammes au loin dans une hébétude profonde. Par moments ils oubliaient pourquoi ils se trouvaient dans ce lieu étrange, pourquoi ils avaient quitté leur petit appartement près de la gare de Lyon, couru sur les routes, sillonné la forêt de Fontainebleau, dévalisé Corte. Tout devenait sombre et fumeux, semblable à un rêve. (...) Tout à coup une rumeur courut parmi les groupes - "Les Allemands sont entrés à Paris ce matin"."

"Le village, depuis septembre, s'était déshabitué d'entendre des pas, des rires, des voix jeunes. Il était étourdi, suffoqué par la rumeur qui montait de cette marée d'uniformes verts, par cette odeur d'humanité saine, une odeur de viande fraîche, et surtout par les sons de cette langue étrangère. Les Allemands envahissaient les maisons, les magasins, les cafés. Leurs bottes sonnaient sur les carreaux rouges des cuisines. Ils demandaient à manger, à boire. Ils carressaient les enfants au passage. Ils faisaient de grands gestes, ils chantaient, ils riaient aux femmes. Leur air de bonheur, leur ivresse de conquérants, leur fièvre, leur folie, leur félicité mêlée d'une sorte d'incrédulité, comme s'ils avaient peine eux-même à croire à leur aventure, tout cela était d'une tension, d'un frémissement tels que les vaincus en oubliaient pendant quelques instants leur chagrin et leur rancune. Bouche bée, ils regardaient."

"Lucile aurait voulu savoir si la France plaisait à l'ennemi, mais une sorte de fierté pudique retint les mots sur ses lèvres. Ils continuèrent à boire leur café, en silence et sans se regarder.
Puis l'Allemand parla de son pays, des grandes avenus de Berlin, l'hiver, sous la neige, de cet air âpre et vif qui souffle sur les plaines de l'Europe centrale, des lacs profonds, des bois de sapins et des sablonnières.
Marthe brûlait de prendre part à la conversation.
_ Ca va durer longtemps cette guerre ? demanda-t-elle.
_ Je ne sais pas, dit l'officier en souriant et en haussant légèrement les épaules.
_ Mais que pensez-vous ? fit à son tour Lucile.
_ Madame, je suis soldat. Les soldats ne pensent pas. On me dit d'aller là, j'y vais. De me battre, je me bats. De me faire tuer, je meurs. L'exercice de la pensée rendrait la bataille plus difficile, et la mort plus terrible."


Aucun commentaire: